BRIBES 3

Le 12/02/2024

Dans Michel Seyrat

Toujours l’Appel scout !

 

Précisions pour les moins de 60 ans (s’il y en a)

Ces souvenirs datent de cinquante ans, bien des réformes et évolutions ont eu lieu dans l’animation de l’Association et, plus encore, il y a 20 ans, lors de l’union des Guides de France et des Scouts de France, sous l’impulsion de Claude Moraël qui raconte brillamment cette aventure dans un livre récent. Pour que ces souvenirs demeurent compréhensibles en 2023, il faut peut-être quelques précisions. 

Les Routiers avaient depuis quelques années changé leur nom de Clan en celui de Communauté, ce qui modifiait pas mal la perspective et annonçait un profil plus ouvert. Une réforme pédagogique avait divisé le Mouvement en quatre « branches » : Louveteaux, Rangers, Pionniers, JEM (en co-animation avec les Guides de France pour succéder à La Route et aux Guides Ainées). 

Chaque branche était très autonome, état dans l’état, avec ses permanents nationaux, son budget, son réseau, sa formation, sa revue, ses us et coutumes, ses lieux emblématiques, etc. Le Commissariat Général coordonnait, administrait, gérait les relations extérieures et réunissait régulièrement tous les responsables nationaux qui se retrouvaient annuellement en séminaire, au Thill, dans un couvent de Dominicaines des campagnes, en Bourgogne. 

Le mot commissaire était alors courant, pas seulement comme grade de policier, et le nom de rangers n’était pas encore marqué comme désignant des chaussures militaires ! 

Les SdF avaient traversés plusieurs « crises » pendant les trente glorieuses. Après la guerre, Emmanuel Mounier avait stigmatisé une sorte de communautarisme un peu simplet des scouts, qu’il a appelé le scouticisme. L’engagement du scoutisme, affadi sous un lyrisme facile et des rites caduques créerait un entre soi masquant les vrais problèmes. Ce ritualisme scout faisait figurer le scoutisme dans un célèbre dictionnaire des sociétés secrètes. 

Pendant la guerre d’Algérie, la branche Route avait souhaité un engagement plus clair, contre la torture par exemple, d’autres responsables estimaient que cela n’était pas dans notre mission, des départs conflictuels avaient eu lieu. 

La réforme pédagogique avait déclenché des oppositions conservatrices farouches alors que, dans les années post 68, un courant souhaitait, au contraire, que les réformes aillent plus loin, en particulier dans les branches en train de s’inventer pour les pré adolescents et pour les JEM. Ce courant était aussi traversé par les recherches de l’époque autour de la non directivité, des communautés nouvelles, etc. Pour répondre au scouticisme reproché par E. Mounier, plusieurs tenants de ce courant souhaitait déscoutiser davantage, c’est-à-dire se défaire de rites devenus à leur yeux peu signifiants, pour mieux ouvrir le Mouvement à tous les jeunes. 

Ajoutons à cela que l’association avait été affectée par les événements de Mai 68, qui remettaient en cause la pertinence de toute transmission et qui avaient souvent entrainé, dans les Groupes locaux, de l’incompréhension entre les jeunes et les adultes. 

Garder un cap dans ces circonstances condamnait les dirigeants à être accusés de trahison par les passéistes et de conservatisme par les progressistes ! A la bataille de Poitiers (1356), Philippe (le Hardi) conseillait à son père Jean (le Bon) : Père, gardez-vous à droite ; père, gardez-vous à gauche ! C’était un peu la situation de la direction du mouvement, stimulante mais fatigante. 

Fermons la parenthèse informative et revenons aux bribes de ces mémoires concernant mon engagement dans l’équipe nationale, une période très riche de ma vie et aux pauvres souvenirs qu’il m’en reste.  

Rattrapé par la patrouille

En septembre 1968, je suis nommé professeur au lycée de Saint-Amand-Montrond, sous-préfecture du Cher, à 800 kilomètres de Nice, ma ville natale.

« Mai 68 » était bien parvenu jusqu’à cet établissement et moi j’étais sans expérience d’un enseignement à plein temps. J’étais donc concentré sur mon travail, quand je fus abordé par l’aumônier du lycée, Jacques FLEURY, également aumônier diocésain des Scouts et des Guides, à qui quelque bonne âme avait signalé que j’avais été animateur chez les Scouts.

L’homme était sympathique, il avait la ténacité berrichonne, une passion de latiniste et d’helléniste, il jouait de l’orgue avec délicatesse et de solides souliers de terrien sur le pédalier, mangeait une soupe de légumes au petit déjeuner, sa culture biblique et son humanité sans chichi faisaient que ses mots mettaient Jésus-Christ au milieu du groupe auquel il parlait, comme tout naturellement. 

J’ai tenté de résister plusieurs semaines, mais : sans Codep, l’équipe départementale va se déliter…, il y a de bons groupes, mais peu de formation…, enfin, tout ce tintouin d’arguments bien connus qui a fini par me convaincre d’accepter de rempiler pour devenir CoDep du Cher. Jacques FLEURY avait une capacité d’appel assez irrésistible ! Il a été un ami très précieux jusqu’à l’hiver 2022 où il est parti vers son Seigneur, presque centenaire, une Bible sous un bras et des partitions de Bach sous l’autre. 

A l’époque, les structures SdF et celles de la République correspondaient, il y avait donc un COmmissaire DEPartemental ou REGional (CODEP, COREG) et des ANImateurs à chaque niveau (ANIDEP, etc.)

Je n’ai pas été un bon CoDep, je n’étais pas de la région, je suis un mauvais administrateur, je n’aime pas imposer, le moment était difficile, mais j’ai fait, du mieux possible, la transition vers le couple de Michel Melin, berruyer dans l’âme et chef d’un poste Pionnier dont l’extra-job particulièrement rentable se déroulait aux 24 heures du Mans, ce qui me bluffait grandement !

Assemblée Générale, dites-vous ?

J’ai donc participé au collège des CODEP de 1969, au château de Jambville, où j’ai retrouvé Dominique Bénard (nous avions participé au même CEP) CoDep de l’Eure ! Un collège assez agité pour des questions de finances, d’effectifs, de contestation interne, de célébration du cinquantenaire, de report de Journées Nationales, et tout, et tout… rien que du classique pour l’époque ! A la fin du collège, Michel Rigal, Commissaire Général charismatique, demanda aux Codep et Coreg qui pouvaient rester à Jambville de bien vouloir assister à l’Assemblée Générale statutaire, qui allait se tenir dans l’Orangerie du château. 

Je pouvais rester, et nous étions nombreux dans ce cas. Ce dont le Président, Peter Fletcher (qui nous a quitté il y a peu) se félicita chaudement. Après quoi, Michel Rigal s’assit sur le bord de la grande table de vieille menuiserie qui occupait depuis toujours le fond de l’Orangerie et prit les choses en mains. Michel Rigal avait une forte stature, Peter Fletcher était moins imposant. La grande largeur de la table historique les séparait et le président avait bien du mal à présider, tantôt essayant de dépasser par la gauche le dos Rigalien, tantôt tentant par la droite… 

Les habitués de l’exercice s’apprêtaient à voter les délibérations prévues, mais quelques autres plus novices, dont j’étais, ont commencé à trouver que le décalage entre les questions traités dans le Collège et l’inconsistance des débats de l’AG posait un problème de gestion démocratique. L’AG elle-même du reste, posait problème, puisqu’elle élisait des dirigeants qui avaient eux-mêmes nommés leurs électeurs !  

Je n’ai pas un souvenir détaillé de ce moment de fin de week-end à Jambville, mais je me souviens d’avoir vu Michel Rigal, figure respectée, se demander un moment ce qui se passait et sans doute percevoir que quelque chose de profond changeait dans l’Association. L’homme avait des ressources, il n’a été décontenancé qu’un moment et je pense qu’il était prêt à accompagner une mutation devenue nécessaire. Mais ce jour-là, l’ordre des choses a changé, me semble-t-il et les grands chefs ont commencé à penser qu’il fallait faire des nouveaux pas, après ceux des réformes administratives puis pédagogiques, pour que l’Association reste dans son temps et pratique mieux la démocratie interne, chère au fondateur et préconisée par la loi sur les associations !

Train direct

J’avais déjà travaillé avec l’équipe nationale des Pionniers et écrit pour la revue, si bien que, après cette AG, Philippe PIJOLLET, permanent de l’équipe Pionniers, vint me voir dans le Cher pour me proposer de rejoindre l’équipe nationale, l’association ayant un poste de fonctionnaire détaché disponible. Passons sur les tractations, car je trouvais cela bien prématuré. 

Parmi les taches proposées, on évoquait entre autres l’animation des JEM, la coordination des revues, etc. Domaines pour lesquels je n’avais aucune compétence particulière, comme je le répétais. Mais apparemment « ils » voulaient « m’essayer » ! 

De toute façon, il n’y avait pas péril en la demeure, il fallait du temps pour obtenir de mon ministère, un détachement. Dans les « négociations » une certitude m’avait frappé : pour animer les JEM, il fallait un mandat clair et rattaché au Commissariat Général, compte tenu de la situation que j’entrevoyais. Le Conseil National m’a donc ensuite proposé un poste de commissaire général adjoint, bénévole, le train entre le Cher et Paris étant direct m’a-t-on dit !

Un moment romanesque 

Je connaissais mal les JEM, et seulement à travers l’actif et imaginatif groupe niçois. Je fus donc reçu lors d’un passage à Paris, par les deux membres de l’équipe nationale, pour me mettre au parfum. C’était en fin de journée, après le train et l’expédition pour parvenir au Centre National à Courbevoie, désert à cette heure. Le seul éclairage de cette pièce spartiate était une lampe de bureau qui m’éblouissait sans vraiment éclairer les visages de mes deux interlocuteurs qui m’expliquaient des faits dont je n’avais nulle idée. Je n’avais rien à dire, j’écoutais sans entendre, un peu hébété. Je bredouillais de vagues formules aux nombreuses questions. Mes interlocuteurs comprenait mal mon attitude, alors que j’avais simplement hâte de me reposer ! J’ai cru comprendre qu’on craignait que je détruise l’œuvre en cours d’élaboration et que, en quelque sorte, on m’en voulait par avance de ces intentions que je n’avais pas. En repensant à cette scène assez romanesque quelques 50 ans après, je la revois comme si j’avais été un amnésique à qui on tentait de raconter une vie passée dont il n’avait aucun souvenir ! Quand vint le moment de se séparer, je n’en savais pas plus sur les JEM, mais j’avais l’impression d’un nœud de tensions, difficile à vivre. Et qui, de fait, se rompit plus tard dans des circonstances douloureuses issues d’un accident mortel d’un membre de l’équipe.

En première classe vers Strasbourg

A l’été, Émile Visseaux me demanda de l’accompagner au rassemblement des branches aînées à Strasbourg baptisé Europe 70. Le voyage se fit en train dans deux fauteuils face à face. Émile avait enlevé ses mocassins, comme il le faisait souvent en train, et m’expliqua clairement ses intentions : calmer les tensions, animer de façon plus démocratique et participative, clarifier les moyens et buts du scoutisme, et refondre la formation pour qu’elle puisse délivrer BAFA et BAFD.

De ces échanges, me reste en mémoire le sentiment d’une sorte de contrat tacite sur ce projet. Emile me connaissait peu, je le connaissais encore moins, il m’impressionnait, mais ce jour-là, entre Paris et Strasbourg, un pacte s’est scellé qui a duré les cinq ans du mandat d’Émile Visseaux. 

Le compte-rendu d’Europe 70 a été la première publication que j’ai corédigée sous la houlette de Philippe Missotte. 

Révolution à Versailles

Une action déterminante de ce programme, née d’un travail intense du Conseil National et de ses juristes, fut de soumettre fin 1971 de nouveaux statuts pour l’association, accompagnés d’un règlement intérieur et d’un préambule définissant ce que signifiait le mot « scoutisme » pour nous tous. 

Débutait ainsi un fonctionnement démocratique à partir d’Assemblées Départementales, ouvertes aux JEM et cadres quel que soit leur âge ( alors que le droit de vote en France était encore fixé à 21 ans). Les motions des assemblées alimentaient l’AG nationale par un système progressif de commissions de synthèse aboutissant in fine à l’AG nationale. Ce fonctionnement, bien qu’élémentaire et basique, était un changement révolutionnaire dans une association encore marquée par l’indéboulonnable mythe du Chef.

Il revenait en plus à cette AG extraordinaire d’entériner la définition du scoutisme vu en quelque sorte « à l’état pur », hors du temps, à laquelle tout un chacun pouvait se référer. C’était d’autant plus nécessaire que, le mot scout étant du domaine public, de multiples groupuscules et quelques associations plus importantes se qualifiaient de « scout » sans que nul organisme puisse certifier ce label avantageux. Cela tracassait à juste titre les dirigeants du Scoutisme Français, et on sait aujourd’hui que cette inquiétude était pertinente au vu des graves dérives connues depuis.

Pour réussir cette authentique révolution, François BODSON, devenu depuis peu Secrétaire Général, avait loué une salle de congrès à Versailles, non pour le symbole royal, mais parce que proche de Jambville et pouvant accueillir les centaines de participants qui constituaient désormais l’AG des SdF, qui ne tenait plus dans l’Orangerie du château !

Et pour une première, ce fut bien une première à grand spectacle. On aurait cru que des débats contenus depuis des années explosaient tous ensembles. Le vieux clivage apparaissait de plus en plus clairement entre les « en-arrièristes » et les « en-avantistes » ! Pour les uns, on bradait la tradition, les valeurs, l’esprit, l’âme même de notre mouvement en le ramenant à une vulgaire organisations d’éducation populaire. Pour les autres, on arrêtait dans sa marche le mouvement de rénovation et d’ouverture, on figeait le scoutisme et on l’enfermait dans l’immobilité ! 

Novice en cet exercice, j’ai souvenir d’avoir eu ce jour-là l’impression d’assister à un beau spectacle dont le metteur en scène eut été caché, mais qui parvenait néanmoins au dénouement d’un vote changeant radicalement le fonctionnement du Mouvement. 

A partir de cette révolution versaillaise, les AG sont devenues des rendez-vous annuels, festifs et sérieux de centaines de délégués. Pour les recevoir, on avait « civilisé » le grand hangar à matériel de Jambville assez grand pour les accueillir. Tout le monde se mobilisait pour  préparer soigneusement ce moment devenu important, inventer des décors nouveaux grâce à l’architecte Jean Sasso, lancer de jeunes chanteurs et un répertoire neuf, promouvoir des formes d’animation nouvelles, faire communauté autour de liturgies vivantes, etc. Les AG et les rendez-vous réguliers des collèges de CoDep et CoReg, étaient devenues non seulement des lieux de démocratie interne mais également des moments de démonstration de l’Art Scout du moment, dont je parlerai dans une bribe à venir. En 1971, le mouvement avait commencé à prendre son rythme de respiration démocratique. 

 Choisir 

A vrai dire cette respiration démocratique avait déjà commencé une dizaine d’années plus tôt sous la houlette enthousiaste de Georges Dobbelaere et de Pierre Saragoussi, animateurs imaginatifs de l’Equipe Expression. Cette équipe nationale était chargée de renouveler le répertoire des chants (et l’art de les chanter), de créer un nouveau répertoire de « théâtre scout », de stimuler la créativité des enfants et de leur donner les moyens d’acquérir les compétences pour réussir, etc. L’équipe avait mis au point les techniques pour que les jeunes puissent tout créer par eux-mêmes : scénario, costumes, accessoires, décors, etc.  

Pour Georges Dobbelaere la création demandait la liberté de choix au départ, sachant qu’ensuite la réalisation imposait bien des contraintes. Il avait donc initié le « referendum expression » : les membres ou les équipes présentaient leurs projets et les participants choisissaient celui qui avait leur préférence. Cette procédure a été vite introduite dans les nouvelles branches avec le Grand Projet Rangers et l’Entreprise Pionnier. 

Ce fut déjà une révolution : naguère la plupart des camps et activités, suivaient une sorte de programmation plus ou moins fixe, avec des « points de passage obligés », certains mettant un soin maniaque à tout garder secret « pour ménager la surprise ». Proposer aux jeunes de projeter les activités qui les passionnaient, de choisir entre plusieurs, puis de programmer leur réalisation, introduisait chez les Scouts de France une révolution démocratique de la pédagogie, bien dans la perspective que Baden Powell projetait en parlant de « république d’enfants » et d’éducation du « citoyen actif, heureux, utile » qu’il espérait. 

Les innovations pédagogiques étaient à la mode et les débats sur « le scoutisme est-il une pédagogie du programme ou une pédagogie du projet » ont alors fleuri sans jamais déboucher vraiment car la chose est plus complexe, comme le montrera plus tard Dominique Bénard. Néanmoins les « en-arrièristes » et les « en-avantistes » y trouvèrent matière nouvelle à récriminer parce qu’on abandonnait les apprentissages scouts obligés et incontournables, rassemblés dans les sacro-saints carnets des épreuves et, conséquemment, le sens de la discipline qui fait « obéir sans réplique », au profit de l’apprentissage du débat négociateur considéré comme du baratin désordonné. Au contraire, certains estimaient qu’on ne faisait qu’un simulacre de démocratie puisque le cadre scout restait prégnant ! 

Néanmoins, et il faut le rappeler pour leur en rendre un juste hommage, Georges Dobbelaere et son équipe ont introduit, sans crise ni cris, une attitude démocratique dans la relation éducative, ils ont ouvert une créativité assez sclérosée, et préparé le mouvement à accueillir les techniques de formation nouvelles qu’il allait devoir acquérir. Avec eux et autour d’eux s’est élaboré une nouvelle école de l’art scout qui avait peu évolué depuis Home de jeunes de Pierre Joubert, Veillées et feux de camps de Monique Decitre et les souvenirs des Comédiens routiers et des Jeux dramatiques de Léon Chancerel. Les Presses d’Île de France ont publié les deux livres de cette équipe (Pédagogie de l’expression et Techniques de l’expression) avant qu’elle ne s’autonomise et crée une structure nommée Animation Jeunesse.

L’art scout

Comme cela avait déjà été le cas plusieurs fois dans l’histoire, une sorte d’école artistique s’est alors développée, touchant les différents arts intégrés à la vie scoute : architecture de camp et de chantier, décoration, artisanat, chant, théâtre, liturgie, forme littéraire, bande dessinée, photographie, création musicale et audio-visuelle, etc. Dans tous ces secteurs, de nouveaux noms apportaient de nouveaux talents. Prenons quelques exemples, en sachant que cette nouvelle école des arts scouts mériterait un travail d’historien qui en suivrait les prolongements dans de nombreuses carrières artistiques (on cite souvent le cas de Thierry Le Luron).  

Autour de Michel Kieffer s’est développé tout un domaine dit d’art et technique, artisanat du fer, du cuivre, de la poterie, du vitrail et constructions de grandes dimensions issues du froissartage (du nom de Froissart, inventeur de ces installations). Cet ensemble d’aménagements et de décoration a marqué le style d’une époque et généré de nombreux ateliers créatifs qui passionnaient les jeunes. J’ai beaucoup aimé, un temps, façonner le cuivre martelé ; dans ma troupe, une patrouille s’était spécialisée dans les inclusions dans le polyester, une autre dans la mosaïque. Plusieurs fascicules de Scout en marche ont diffusé cet artisanat artistique. 

On sait que Baden-Powell était passionné de théâtre, jouant souvent la comédie, et qu’il a transmis au mouvement scout ce goût de l’art théâtral, de génération en génération. Dans les  années ici évoquées, on peut dire qu’un nouveau genre théâtral s’est développé, appelé jeux scéniques d’un terme générique qui regroupe une grande diversité. Initiés par G. Dobbelaere et Philippe Missotte, au début ils peuvent mettre en scène un personnage mythique comme Robert le diable ou événement historique ou symboliser une notion ; un lecteur, un chœur ou une bande magnétique assurent le récit que des mouvements collectifs d’acteurs jouent scéniquement. Pour des grands rassemblements, les jeux scéniques s’étoffent et transmettent un message, accompagné de chants collectifs. Pour de grandes occasions (JMJ, Pape en France, célébrations, etc) certains ont été de véritables oratorios modernes. Jean Debruynne, ancien membre de l’équipe Expression, souvent assisté de Françoise Parmentier, apportera au genre de nombreuses réussites, pour des prestigieuses occasions, pour mettre en valeur des groupes humanistes ou évoquer des personnages marquants. 

Les scouts et les guides produisent alors des disques, soutiennent des producteurs, etc. car, on le sait, le chant est intrinsèque au scoutisme. Les années 70 voient se développer une abondante génération de chanteuses et chanteurs, après les chants de François Lebouteux interprétés par Paul Dumas et la Chorale des Scouts de France édités par les disques Clartés, de nombreux talents fleurissent qui font les belles heures des rassemblements et renouvellent les veillées. Jean Debruynne se fait infatigable parolier et Raymond FAU mène la bande qui comporte, excusez la longue liste, Jean Humenry, Gaëtan de Courrèges, les frères Pradelle, Jean-Pierre Bonsirven, Pierre-Michel Gambarelli, Mannick, Bernard Haillant, etc. De nombreux groupes naissent et entrainent les garçons et les filles dans un nouveau répertoire, joyeux, spirituels, altruiste et partagé. Notons que Hugues Auffray, idole des feux de camp, m’a déclaré dans une émission télé n’avoir jamais été scout, mais être heureux de cette amitié enthousiaste. Il faudrait citer les chorales et orchestres de tous volumes qui ont embrayé sur cet élan musical, on y ferait le tour de France. 

Après quelques grands productions comme les Castors de MiTacq/Charlier  et l’inoubliable maître Pierre Joubert, une nouvelle génération de dessinateurs et auteurs de BD jouent avec les scouts. Le tome des Mémoires de Philippe Missotte, dont l’AMAS a soutenu la parution (procurez-le-vous à Scoutik), montre cette éclosion de dessinateurs nouveaux, lyriques ou drôles, qui donnent aux scouts et aux guides de la fin du XX° siècle leur visage plein de vie. Les revues leur font place largement montrant la variété des regards portés sur les activités et les jeunes. 

Dans le domaine des photos et de l’audio-visuel, comme on disait avant l’explosion informatique, le mythique Robert Manson a eu une myriade de disciples qui font les beaux jours de l’inaltérable Calendrier scout dont j’ai connu tous les affres des choix de photos, de format, de textes, de prix, etc. Les photographes restent les meilleurs ambassadeurs des scouts qu’ils introduisent dans de nombreux foyers. Devant un essai de maquette audacieux, Emile Visseaux me fit remarquer qu’il manquait de la place pour écrire quelques mots chaque jour. Devant mon air dubitatif, il ajouta : « Je le vends chaque année à mon voisin de la campagne qui s’en sert quotidiennement pour noter sa production de lait, sans cela il n’en voudra pas. » Un calendrier scout dans l’étable favorise-t-il la lactation ? 

Dans l’art scout, les montages audio-visuels furent à l’époque une activité incontournable : pas de retour de camp sans soirée de projection des diapos, combien de temps spirituels guidés par des projections, combien de fonds de scène aux immenses images ! Bientôt la possibilité de coordonner plusieurs projecteurs a permis de véritables spectacles. Une véritable éducation à l’image s’est ainsi développée (c’est le cas de le dire) à la fois dans les laboratoires de développement et dans l’analyse en vue des projections. 

Enfin nous étions alors dans une heureuse période de l’Église où la liturgie profitait encore de l’aggiornamento conciliaire, ce qui a permis, autant dans les grands rassemblements que dans les camps, de trouver des formes nouvelles de célébrations et de lieux spirituels. La Pâque des pionniers de la paix, en 1968, la messe de la Trivalle cinq ans plus tard, ou les camps des communautés JEM à Mélan (dont Rose-Marie Bouge a continué l’aventure spirituelle) restent dans la mémoire de cette génération comme des hauts lieux de leur vie en Eglise.  

NB. : il y a bien d’autres artistes dans tous ces domaines que je n’ai pas cités, signalez celles et ceux qui vous tiennent à cœur à l’AMAS qui complètera mes propos.  

Trio gagnant 

Mes déplacements à Paris étaient souvent calés sur la réunion du conseil national scouts/guides, instance de coordination diversement appréciée par ses membres, mais qui m’a toujours personnellement beaucoup intéressé, non seulement pour ses travaux mais parce que j’étais curieux sinon fasciné par le fonctionnement du trio gagnant qui le dirigeait : Marie-Thérèse Cheroutre, Jean Debruynne, Emile-Xavier Visseaux, la commissaire générale des Guides, l’aumônier général des Guides et des Scouts et le commissaire général des Scouts. Leurs différences devenaient atout en se complétant, ce qui donnait des débats originaux et captivants à suivre. Ce conseil se réunissait généralement à Paris, au CARGUI (centre d’animation régional des guides) un rez-de-chaussée semi enterré d’un grand immeuble qui me faisait penser à quelque grotte où se déroulait un rituel nouveau aux pouvoirs cachés. Marie-Thérèse était une analyste sociétale toujours en alerte, Emile Visseaux s’efforçait au réalisme pragmatique et Jean Debruynne, souvent abrité derrière son attaché case où les mots se combinaient sous sa plume, émergeait soudain pour risquer timidement une phrase qui changeait généralement la perspective, ou recadrait le débat, voire le satellisait pour de bon. C’est néanmoins bien là que se sont élaborées les actions que j’évoquerai dans un prochain faisceau de bribes et qui ont marqué la vie des deux Mouvements pendant quelques années autour du rendez-vous dit de La Trivalle. Mais je dois au lecteur de reconnaître que j’étais sans doute le seul participant à éprouver là cette impression de participer à une sorte de liturgie dans une étrange grotte urbaine. Privilège du petit provincial naïf et ingénu…