Michel Rigal - LA HONGRIE Le Chef, n° 325, décembre 1956, pp 2-3

Le 07/02/2024

Dans Michel Rigal

Après la dénonciation par Khrouchtchev des crimes de Staline, les Hongrois se soulèvent à partir du 23 octobre 1956 car ils ne veulent plus de dirigeants aux ordres de Moscou. Manifestations, grève générale amènent le parti communiste hongrois à céder aux revendications politiques de la population insurgée. Dépassés les dirigeants hongrois font appel à l’URSS.  A partir du 4 novembre, la révolution sera écrasée par les tanks de l’Armée rouge afin d’empêcher toute contagion dans les pays du Pacte de Varsovie. Les pays occidentaux, d’une façon générale, ont soutenu verbalement et de loin l’insurrection hongroise, donnant finalement l’impression de « lâcher » les insurgés qui appelaient au secours en vain. L’éditorial de Michel Rigal, dans le numéro de décembre de la revue Le Chef est impressionnant par la vigueur de son engagement et la douleur sincère qu’il exprime. Le voici dans son intégralité.

La sympathie écœurante des discours officiels et dominicaux a, chose incroyable, ajouté à la honte que nous avons ressentie. Elle nous a fait mesurer une fois de plus l’abîme entre la grandiloquence sentimentale et la pauvreté de nos actes, elle nous a fait mesurer aussi la réalité de nos asservissements.

Un peuple héroïque (que certains de nos alliés ont peut-être poussé à se soulever) attendait de nous, follement sans doute, une participation effective à sa délivrance ; voilà que nous lui envoyons, avec des médicaments, quelques tonnes de paroles ampoulées !

De risquer notre sort à leur côté il n’est naturellement pas question, et, mon Dieu, arithmétiquement parlant, c’est défendable. Risquer la peau de centaines de millions d'individus pour quelque neuf millions de Hongrois qui ne s’en porteraient pas mieux vraisemblablement étant aux premiers rangs de la bataille et le prétexte du combat, on comprend l’hésitation. Et moi qui écris ces lignes, j'ai été aussi soulagé lorsque j'ai vu qu'on ne ferait rien !

Oui, mais alors de grâce, plus de modestie dans les condoléances, moins de fanfaronnades, dévorons en silence notre honte et notre chagrin, tout en faisant le peu qu'il nous reste à faire pour panser les blessures, couvrir ceux qui ont froid, et nourrir ceux qui ont faim. Je voudrais bien espérer que ceux qui dévalisent actuellement les épiceries et achètent 10 kilos de millet pour nourrir leur serin (mais oui, je l'ai vu !) détournent une partie de leurs provisions insensées vers les organismes de secours à la Hongrie, c’est hélas peu probable. Ce sont pourtant vraisemblablement les mêmes qui, entre deux tasses de thé, stocké lui aussi, tressent des couronnes de fleurs en papier aux jeunes héros de la liberté.

On voudrait aussi être sûr que toutes ces consciences qui s’indignent aujourd’hui à juste titre ont réagi avec autant de vigueur à la violation récente du droit des gens.

Oui, dévorons notre honte, et sachons que nous sommes de pauvres pécheurs. Péguy pensait que les peuples peuvent connaître une espèce de péché mortel. En ne se solidarisant que verbalement avec la cause de la liberté et de la dignité humaine, c’est sur nos poitrines aussi que les chars ont passé et c’est aussi en France que l'insurrection a été matée. Nous qui savons que le monde a aussi une dimension spirituelle, nous savons que la portée de ces lâchetés est incalculable, incalculable sur le plan moral, où, accumulées, elles finissent par énerver1 tout un peuple, plus incalculable encore sur le plan mystique où elle rompt une invisible solidarité.

Puisque nous ne pouvons et ne voulons rien faire d’autre, les Français qui, dans le passé, ont appris au monde que la liberté était contagieuse, doivent remercier ce peuple qui a réveillé avec son sang une passion qui dès maintenant sonne le glas des oppresseurs et que rien ne saurait arrêter.

Qu'il nous soit permis de dire un mot d’un certain anti-communisme imbécile et jubilant qui s'étale à longueur de colonnes, presque dans tous les journaux de la presse française. Ceux qui exultent d’une manière aussi impudente de ce que la générosité du peuple ouvrier se détourne écœurée d’un système qui porte de tels fruits, devraient s'interroger sur le vide qui s’est ainsi creusé. S'ils ne veulent pas qu'à bout d’espérance et le premier moment de colère passé, la situation n’en revienne au même point, qu’ils songent à cette part souffrante et humiliée de notre peuple qui n’a pas souvent trouvé ailleurs d’efficaces défenseurs. Il manque à la France un vrai parti ouvrier.

Et nous, travaillons de notre mieux à éduquer des hommes libres. Ce n’est pas pour rien que le Père Forestier, cherchant à son dernier livre un titre qui résume toute sa pensée, a trouvé : Le Scoutisme, route de liberté. Des hommes libres parce que scouts, mais surtout parce que soumis à Dieu, des hommes libres parce que chrétiens. Est-il besoin de faire l'apologie du christianisme après les démonstrations qui viennent de nous être administrées successivement par le fascisme, le nazisme et le communisme. Est-il vraiment, sauf pour les aveugles et pour les sourds, une autre voie de salut pour l'humanité que le Christ qui est la VOIE, LA VÉRITÉ ET LA VIE.

Les derniers événements devraient stimuler nos énergies au centuple en nous montrant que nous sommes au Cœur du combat. Il ne sera pas dit que, le sachant, nous n’y ayons pas jeté toutes nos forces. Faites-le comprendre à tous ceux qui vous entourent, invitez-les selon leur compétence à nous joindre là où ils peuvent travailler.2 3

1- énerver, au sens étymologique : priver de nerfs, affaiblir.

2- La revue La Route, en ce même mois de décembre 1956, consacre 12 pages très approfondies et très politiques à linsurrection de Budapest.

3- A lheure où, près de 70 ans plus tard, les forces armées russes font la guerre au peuple ukrainien, ces lignes de Michel Rigal peuvent nous paraître dune terrible actualité.