Michel Rigal - LE PROBLEME INDOCHINOIS La Route, mars 1949, p 21-22

Le 07/02/2024

Dans Michel Rigal

Avec la fin de la seconde guerre mondiale, les revendications d’indépendance s’affirment dans de nombreux territoires colonisés. Ainsi en Indochine française (le Vietnam aujourd’hui) les forces du Vietminh proclament l’indépendance du pays le 2 septembre 1945. L’échec des pourparlers politiques détermine un conflit armé qui oppose, de 1946 à 1954, l’armée française aux forces du Vietminh soutenues par la Chine communiste : c’est la « guerre d’Indochine ».

Dans son numéro de juin 1948, La Route avait publié le témoignage d’un aumônier militaire et aumônier scout sur la situation en Indochine. Cette prise de parole engagée, que Rigal avait nécessairement choisi de publier, soutenait que la revendication de liberté des insurgés vietnamiens était aussi à considérer comme légitime. Cet article avait suscité de vives réactions, d’autant qu’il était complété par l’hommage rendu à deux soldats français, fervents scouts par ailleurs, tués sur le front indochinois.

Dans le numéro de mars 1949, Michel Rigal joue les équilibristes, admettant d’une part la maladresse de la publication du témoignage de l’aumônier dans La Route au moment où des soldats français sont tués en Indochine, et développant de longues explications pour inviter à prendre en considération la juste revendication d’indépendance des peuples humiliés.

L’extrait qui suit conclut ce long article

VII La question de fond

Sur le fond de la question, qui est de savoir si la France doit ou non rester en Indochine, il est du devoir de chacun de s’informer au mieux. Au surplus je ne pense pas que la France puisse ou doive abandonner actuellement ses territoires d’outre-mer. Les problèmes inhérents à la condition indigène1 ainsi qu’à la situation internationale ne permettent pas d’abandonner à eux-mêmes des peuples qui risquent de tomber dans l‘anarchie ou sous une autre domination, mais il me semble que certains principes peuvent servir de guides pour un examen de conscience national et pour l’édification d’une ligne politique.

1° La colonisation est basée sur le fait qu’il n’est pas possible de laisser des populations entières du monde dans un état de civilisation arriérée, et des territoires entiers dans un état d’exploitation insuffisant, qui les met provisoirement dans l’incapacité de concourir à l’économie générale des populations de la terre.

En conséquence le peuple colonisateur n’est justifiable que si, à l’exemple d’un père vis-à-vis de ses enfants, il s’assigne essentiellement pour but la croissance, l’épanouissement et la dignité des peuples dont il a pris la responsabilité, ainsi que la mise en valeur de leur patrimoine foncier, pour arriver enfin au respect de leur vocation propre (ceci pouvant aboutir dans certains cas à une séparation totale d’avec la métropole). Toute manœuvre, tout acte politique direct ou indirect tendant pour des raisons d’intérêt à maintenir des peuples indigènes dans un état d’infériorité physique, intellectuelle, morale ou spirituelle, afin de justifier un prolongement de tutelle, doit être considérée comme de nature à déchoir le peuple colonisateur de tous ses droits.

2° L’évolution normale des populations indigènes vers l’autonomie crée le devoir de penser aux relations qui existeront dans l’avenir entre ces peuples et leurs anciens protecteurs, à l’intérieur d’une association libre où seront reconnus les services moraux et économiques de ces derniers.

Dans le cas où les pays nouvellement majeurs prétendraient à une autonomie absolue, ne leur permettant d’adhérer à aucune forme d’union, des traités commerciaux préférentiels ou de systèmes d’indemnisation devraient être prévus.

VIII Conclusion

Il faut enfin se souvenir dans les conflits coloniaux qui se posent de nos jours :

— Qu’une certaine forme de violence ou de contrainte est à l’origine d’à peu près tous les établissements coloniaux actuels, et qu’en conséquence les peuples indigènes se sentent psychologiquement justifiés dans leurs révoltes et même dans leurs attaques armées.

— « Que l’expérience, même prématurée de la liberté, a plus de poids moral dans l’âme des indigènes, que toute l’œuvre civilisatrice des colonisateurs. » (a)

— Enfin qu’il est naturel de penser que l’éveil de la conscience des peuples indigènes se manifestera d’abord dans des minorités dont l’existence ne devra jamais être sous-estimée sur le plan spirituel, comme sur le plan politique.

C’est en tenant compte de tous ces éléments de principe qu’on pourra parvenir à une appréciation de la politique suivie, et de la politique à suivre, dans les difficiles questions posées par l’existence de l’Union Française.2

(a) Tiré d’un rapport à la conférence œcuménique d’Oslo.

1. Michel Rigal utilise le vocabulaire couramment en usage à cette époque et admis par tout le monde. L’emploi de l’adjectif « indigène », de l’expression « peuples indigènes », nous choque aujourd’hui à cause des connotations méprisantes que nous y ressentons. C’est le signe que nos mentalités ont évolué considérablement. De même, le regard porté sur la colonisation comme effort pour sortir des peuples d’un « état de civilisation arriéré » nous semble aujourd’hui indéfendable.

2. Au lendemain du désastre de Dien-Bien-Phu, dans la revue de juin 1954, M. Rigal reviendra sur cette prise de position au début de la guerre d’Indochine et sur le silence qu’a observé ensuite La Route pendant sept ans. L’éditorial qu’il écrit alors, digne et indigné, est une lecture nécessaire en parallèle avec celui-ci.

3. Une telle situation de désaccord entre l’équipe nationale Route et la hiérarchie du mouvement (on peut le supposer) à propos de ce que publie la revue se reproduit, au moment de la guerre d’Algérie, en mai 1957. Mais M. Rigal est alors Commissaire Général et c’est lui qui bloque la parution d’un numéro de la Route invitant les routiers à se procurer et à lire les Lettres de Jean Müller, ancien membre de l’équipe nationale route tué en Algérie, publiées par l’hebdomadaire Témoignage Chrétien. Ces lettres critiquaient la politique de la France en Algérie et les excès violents de l’armée française dans ses opérations de « pacification ». Ce désaccord entraîne alors la « crise de La Route » avec la démission de l’équipe nationale de la branche.